LA MORT DU CAÏD AMAROK / AMAHROQ
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La
grande figure légendaire des Aït Oumalou (litt : les fils de l’ombre –
c’est-à-dire habitant sur le côté nord et boisé du Moyen Atlas-) est Moha ou Hammou (env 1855 - 1921) qui,
par de nombreuses et féroces guerres intertribales, mais aussi par une
attitude de fin politique, installa la suprématie des Zaïan sur la
région et la maintint d’une main de fer. Aucun Français ne l’a vu
vivant. Il prit naturellement la tête de la résistance à l’invasion, et
remporta des victoires contre les troupes françaises, dont la plus
marquante fut celle d’El Herri (13 / 11 / 1914). Il périt lors d’une
attaque à laquelle il était venu assiter en spectateur malgré son âge,
et à laquelle participaient ses fils… dans le camp adverse.
Il eut bien sûr de plusieurs épouses et concubines, donc une nombreuse descendance. Les fils qui eurent le rayonnement le plus important furent Hassan et Amarok (voir diaporama) :
- Hassan devint amel (gouverneur) de la province de Khenifra, était un homme fin, intelligent, diplomate, épicurien, au physique noble et imposant.
- Amarok, cavalier et guerrier infatigable (voir la page sur le Tazigzaout), petit, maigre, sec, aux yeux de feu dans une physionomie toujours en mouvement, était le chef de guerre, le capitaine, le stratège ; décédé en 1939.
- Bouazza, qui de 22 à 29 ans, mena d’incessants combats et razzias contre les insoumis, avant de mourir lors d’une charge de sa cavalerie sur la Haute Moulouya. Il avait obtenu la légion d’honneur pour faits de guerre et le droit de présenter des galons de lieutenant de l’armée française.
Le très beau texte qui suit raconte la mort du caïd Amarok.
Ces caïds sous le protectorat sont restés les maîtres de leur tribu. Ils l’étaient avant, mais leur pouvoir était un peu limité par les jemaa, réunions des notables. Or le protectorat a donné aux caïds une grande partie du pouvoir de ces jemaa, plus le pouvoir d’emprisonner qui n’existait pas avant (ce qui ne veut pas dire qu’il n’existait pas de terribles sanctions). Ils sont souvent devenus des dictateurs locaux, difficiles ou impossibles à contrôler. En 1929 déjà, le capitaine Guennoun, officier A.I, écrivait : « Nous ne cesserons jamais de nous élever contre les pouvoirs excessifs donnés à tous ces agents indigènes par les textes actuels » (La montagne berbère, 1933). Tous les officiers A.I. étaient d'accord sur ce point, qui devaient fournir une lutte incessante pour faire régner un semblant de justice, travail on ne peut plus politique et difficile, puisqu’ils avaient par ailleurs besoin de la collaboration de ces caïds qui conservaient un grand pouvoir sur leurs administrés…
Je remercie Mme Jacqueline Serre, veuve du médecin, qui m'a confié ce document et de nombreuses photos
LA MORT DU CAÏD AMAROK
Par le Dr Serre (inédit)
C’est en 1939, au cours de la deuxième année de mon séjour à Khenifra, que mourut le caïd Amarok.
Il habitait dans la montagne, au cœur d’une vallée sauvage, une sorte de palais berbère dominé par un donjon carré, trapu, coiffé d’une toiture de planches et dont la masse orgueilleuse s’élevait au-dessus de maisons des intendants, des fermiers et des domestiques qui se pressaient à se pieds.
Il vint un jour me consulter pour une oppression au moindre effort et une enflure de ses jambes.
- Je ne peux même plus monter à cheval ! Donne-moi tout de suite un remède.
Hélas, il s’agissait d’une brusque défaillance cardiaque, je jugeai son état très grave.
Pour obtenir d’un homme de sa trempe le calme et le repos indispensables, il fallait l’effrayer en pronostiquant une longue agonie de grabataire. Je le dis au groupe de fidèles qui l’entouraient sans cesse et le vénéraient comme un dieu. J’insistai, je répétai. Un fquih s’accroupit à côté de moi et nota mes prescriptions. Il se relut, j‘ajoutai quelques précisions et je le quittai que certain d’avoir été bien compris.
Vingt-cinq kilomètres séparaient Khenifra de sa demeure et, pour y aller, quelle piste ! Seules les robustes voitures américaines pouvaient l’affronter. Tout le long du trajet, les obstacles se succédaient : pentes effrayantes, virages en épingle à cheveux, terres molles détrempées par l’eau des seguias formant des bourbiers où l’on s’enlisait et, partout, des cailloux roulant sous les pneus. On en revenait moulu, les reins brisés par les durs cahots.
Je me rendis chez lui tous les deux jours. Mon malade fut d’abord docile et la thérapeutique fit son effet. L’atmosphère était à la joie et à la reconnaissance.
- C’est toi qui m’a sauvé, me disait-il devant les siens. Tu es comme un père ! Regardez, vous tous, l’homme à qui je dois une nouvelle vie !
Il allait de mieux en mieux. Plus de pieds gonflés le soir, une respiration libre… Bientôt, il fit quelques pas autour de son beau jardin et se crut guéri.
Arrivant un jour à l’improviste, je le trouvai plongé dans une discussion véhémente au milieu d’une foule excitée. Je dus me fâcher.
- Voyez, comme votre cœur s’affole ! Vous allez retomber dans un mal pire que celui auquel vous avez échappé. Pas d’agitation, pas de tracas. Admirez ces fleurs, ces oiseaux, écoutez des propos paisibles…
Mais le repos n’était pas son fait. Malgré mes objurgations, il voulait vivre encore cette vie qui lui avait tant donné.
- Demain je chasserai, me dit-il. Oh, une toute petite chasse. Mon cheval est si doux, son pas si léger… Je n’en descendrai même pas. Tu comprends, il faut que les miens me voient. C’est pour toi aussi que je dis cela. S’ils ne me voyaient pas, ils penseraient que tu ne m’as pas guéri !
Son argumentation fut sans effet. Je refusai net et insistai auprès de l’éminence grise de la maison, un esclave nommé M’Ska, qui ne le quittait jamais.
- Attention, sa maladie est très longue, veille à ce qu’il ne commette aucune faute. Si tu le perdais, que deviendrais-tu ?
Pendant quelque temps, il donna l’impression d’être devenu raisonnable. J’espaçai mes visites et, pour soutenir son moral, je lui permis une petite activité. Il m’avait tellement promis d’être raisonnable…
Hélas, j’appris bientôt que son château ne désemplissait pas et qu’il recevait tout le monde ! J’en fus découragé.
- Je le connais, me dit le commandant du cercle, vous n’arriverez pas à le faire rester tranquille. Il a déjà noué quelques intrigues embrouillées qui nous donnent bien du souci. Dès que vous avez le dos tourné, il s’agite.
Et ce que je craignais arriva. En quelques jours, il tomba dans un état très grave. On le descendit dans sa maison de Khenifra, d’autres médecins furent consultés, de hauts personnages vinrent aux nouvelles. Le malade restait immobile, à-demi assis, avec des jambes gonflées, et toujours oppressé.
- Si el Toubib, quand me guériras-tu ? C’est intolérable de ne pouvoir bouger. Mieux vaut la mort, me disait-il en me lançant un regard mauvais.
Jusqu'à ce jour, tout avait cédé devant lui. Tout son être se révoltait à l’idée d’être dominé par quelqu’un ou par quelque chose.
Un matin, en allant le visiter, je trouvai la porte close et les cours désertes.
- Le caïd va très bien, il est parti, me dit-on.
Dans un brusque sursaut, il nous avait faussé compagnie, pour se faire conduire à Fès auprès d’un guérisseur. Et tout à coup courut l’invraisemblable nouvelle de sa guérison : on l’avait vu se promener, libre et léger, dans les rues de Fès…
Mais au bout de quelques jours, on le ramena d’urgence dans son palais de la montagne. Les lourdes portes se refermèrent et ordre fut donné de ne laisser entrer personne. Cette fois, c’était la fin. Amarok, le dernier et le plus grand des chefs de guerre de l’Atlas, qui symbolisait tout un monde et toute une époque, qui incarnait pour les tribus, avec qui il s’était toujours trouvé du côté du vainqueur, le prestige et la gloire... Ce fut la consternation dans le pays.
Une dernière fois, je tentai de le soulager.
Il eut bien sûr de plusieurs épouses et concubines, donc une nombreuse descendance. Les fils qui eurent le rayonnement le plus important furent Hassan et Amarok (voir diaporama) :
- Hassan devint amel (gouverneur) de la province de Khenifra, était un homme fin, intelligent, diplomate, épicurien, au physique noble et imposant.
- Amarok, cavalier et guerrier infatigable (voir la page sur le Tazigzaout), petit, maigre, sec, aux yeux de feu dans une physionomie toujours en mouvement, était le chef de guerre, le capitaine, le stratège ; décédé en 1939.
- Bouazza, qui de 22 à 29 ans, mena d’incessants combats et razzias contre les insoumis, avant de mourir lors d’une charge de sa cavalerie sur la Haute Moulouya. Il avait obtenu la légion d’honneur pour faits de guerre et le droit de présenter des galons de lieutenant de l’armée française.
Le très beau texte qui suit raconte la mort du caïd Amarok.
Ces caïds sous le protectorat sont restés les maîtres de leur tribu. Ils l’étaient avant, mais leur pouvoir était un peu limité par les jemaa, réunions des notables. Or le protectorat a donné aux caïds une grande partie du pouvoir de ces jemaa, plus le pouvoir d’emprisonner qui n’existait pas avant (ce qui ne veut pas dire qu’il n’existait pas de terribles sanctions). Ils sont souvent devenus des dictateurs locaux, difficiles ou impossibles à contrôler. En 1929 déjà, le capitaine Guennoun, officier A.I, écrivait : « Nous ne cesserons jamais de nous élever contre les pouvoirs excessifs donnés à tous ces agents indigènes par les textes actuels » (La montagne berbère, 1933). Tous les officiers A.I. étaient d'accord sur ce point, qui devaient fournir une lutte incessante pour faire régner un semblant de justice, travail on ne peut plus politique et difficile, puisqu’ils avaient par ailleurs besoin de la collaboration de ces caïds qui conservaient un grand pouvoir sur leurs administrés…
Je remercie Mme Jacqueline Serre, veuve du médecin, qui m'a confié ce document et de nombreuses photos
LA MORT DU CAÏD AMAROK
Par le Dr Serre (inédit)
C’est en 1939, au cours de la deuxième année de mon séjour à Khenifra, que mourut le caïd Amarok.
Il habitait dans la montagne, au cœur d’une vallée sauvage, une sorte de palais berbère dominé par un donjon carré, trapu, coiffé d’une toiture de planches et dont la masse orgueilleuse s’élevait au-dessus de maisons des intendants, des fermiers et des domestiques qui se pressaient à se pieds.
Il vint un jour me consulter pour une oppression au moindre effort et une enflure de ses jambes.
- Je ne peux même plus monter à cheval ! Donne-moi tout de suite un remède.
Hélas, il s’agissait d’une brusque défaillance cardiaque, je jugeai son état très grave.
Pour obtenir d’un homme de sa trempe le calme et le repos indispensables, il fallait l’effrayer en pronostiquant une longue agonie de grabataire. Je le dis au groupe de fidèles qui l’entouraient sans cesse et le vénéraient comme un dieu. J’insistai, je répétai. Un fquih s’accroupit à côté de moi et nota mes prescriptions. Il se relut, j‘ajoutai quelques précisions et je le quittai que certain d’avoir été bien compris.
Vingt-cinq kilomètres séparaient Khenifra de sa demeure et, pour y aller, quelle piste ! Seules les robustes voitures américaines pouvaient l’affronter. Tout le long du trajet, les obstacles se succédaient : pentes effrayantes, virages en épingle à cheveux, terres molles détrempées par l’eau des seguias formant des bourbiers où l’on s’enlisait et, partout, des cailloux roulant sous les pneus. On en revenait moulu, les reins brisés par les durs cahots.
Je me rendis chez lui tous les deux jours. Mon malade fut d’abord docile et la thérapeutique fit son effet. L’atmosphère était à la joie et à la reconnaissance.
- C’est toi qui m’a sauvé, me disait-il devant les siens. Tu es comme un père ! Regardez, vous tous, l’homme à qui je dois une nouvelle vie !
Il allait de mieux en mieux. Plus de pieds gonflés le soir, une respiration libre… Bientôt, il fit quelques pas autour de son beau jardin et se crut guéri.
Arrivant un jour à l’improviste, je le trouvai plongé dans une discussion véhémente au milieu d’une foule excitée. Je dus me fâcher.
- Voyez, comme votre cœur s’affole ! Vous allez retomber dans un mal pire que celui auquel vous avez échappé. Pas d’agitation, pas de tracas. Admirez ces fleurs, ces oiseaux, écoutez des propos paisibles…
Mais le repos n’était pas son fait. Malgré mes objurgations, il voulait vivre encore cette vie qui lui avait tant donné.
- Demain je chasserai, me dit-il. Oh, une toute petite chasse. Mon cheval est si doux, son pas si léger… Je n’en descendrai même pas. Tu comprends, il faut que les miens me voient. C’est pour toi aussi que je dis cela. S’ils ne me voyaient pas, ils penseraient que tu ne m’as pas guéri !
Son argumentation fut sans effet. Je refusai net et insistai auprès de l’éminence grise de la maison, un esclave nommé M’Ska, qui ne le quittait jamais.
- Attention, sa maladie est très longue, veille à ce qu’il ne commette aucune faute. Si tu le perdais, que deviendrais-tu ?
Pendant quelque temps, il donna l’impression d’être devenu raisonnable. J’espaçai mes visites et, pour soutenir son moral, je lui permis une petite activité. Il m’avait tellement promis d’être raisonnable…
Hélas, j’appris bientôt que son château ne désemplissait pas et qu’il recevait tout le monde ! J’en fus découragé.
- Je le connais, me dit le commandant du cercle, vous n’arriverez pas à le faire rester tranquille. Il a déjà noué quelques intrigues embrouillées qui nous donnent bien du souci. Dès que vous avez le dos tourné, il s’agite.
Et ce que je craignais arriva. En quelques jours, il tomba dans un état très grave. On le descendit dans sa maison de Khenifra, d’autres médecins furent consultés, de hauts personnages vinrent aux nouvelles. Le malade restait immobile, à-demi assis, avec des jambes gonflées, et toujours oppressé.
- Si el Toubib, quand me guériras-tu ? C’est intolérable de ne pouvoir bouger. Mieux vaut la mort, me disait-il en me lançant un regard mauvais.
Jusqu'à ce jour, tout avait cédé devant lui. Tout son être se révoltait à l’idée d’être dominé par quelqu’un ou par quelque chose.
Un matin, en allant le visiter, je trouvai la porte close et les cours désertes.
- Le caïd va très bien, il est parti, me dit-on.
Dans un brusque sursaut, il nous avait faussé compagnie, pour se faire conduire à Fès auprès d’un guérisseur. Et tout à coup courut l’invraisemblable nouvelle de sa guérison : on l’avait vu se promener, libre et léger, dans les rues de Fès…
Mais au bout de quelques jours, on le ramena d’urgence dans son palais de la montagne. Les lourdes portes se refermèrent et ordre fut donné de ne laisser entrer personne. Cette fois, c’était la fin. Amarok, le dernier et le plus grand des chefs de guerre de l’Atlas, qui symbolisait tout un monde et toute une époque, qui incarnait pour les tribus, avec qui il s’était toujours trouvé du côté du vainqueur, le prestige et la gloire... Ce fut la consternation dans le pays.
Une dernière fois, je tentai de le soulager.
Une
modeste tente noire, dressée derrière le donjon, face à la montagne et à
la forêt, était le séjour qu’il avait choisi pour son heure dernière.
Assis au milieu, le buste calé par des coussins et soutenu à
bras-le-corps par un serviteur, il semblait reposer, tandis que, dans un
coin, discrets, mués en statues par la draperie immobile de leur grands
burnous, deux fquihs égrenaient leur chapelet. Seuls, de temps à autre,
la vieille nourrice, ou un homme de confiance, venaient aux nouvelles
et disparaissaient sans troubler le silence.
Devant sa tente, en
arc de cercle, une vingtaine de chevaux étaient à l’entrave. Il y avait
là des pur-sang, des anglo-arabes, des petits chevaux berbères capables
de grimper dans les rochers comme des chèvres… Des bêtes magnifiques,
soignées et parées, qui hennissaient en piaffant sur leur aire. Les
compagnons des courses folles, des chevauchées épiques…
Le caïd
avait les yeux mi-clos, les mains appuyées sur les genoux, les veines du
cou gonflées.Il concentrait toutes ses forces pour maintenir son
souffle. Mais ce terrible effort qu’il soutenait depuis des jours
l’avait épuisé et, par instants, sa tête s’inclinait. Alors, dans un
sursaut d’énergie, il se redressait, ouvrait tout grand ses yeux noirs
et contemplait avidement sa montagne et ses chevaux ; puis il paraissait
s’assoupir, ou reprendre sa méditation.
On dit que, à l’heure de
sa mort, l’homme revit en un bref raccourci tous les épisodes de sa vie
et qu’il en retrouve le sens profond. A quoi donc songeait le caïd ?
Chef de guerre, il avait hérité de ses ancêtres le besoin d’être admiré,
de commander et de vaincre. Or, il avait toujours commandé et toujours
vaincu. Les Berbères l’appelait Aguelid, le Roi. Quelle existence avait
été la sienne, sautant du haut moyen-âge aux temps modernes, et s’y
adaptant ! Il avait reconstitué et même agrandi le grand fief paternel
au milieu des pires bouleversements que les Berbères aient jamais
connus. Toujours à la tête des siens, d’abord dans une lutte épique
contre les Français, jusqu’en 1924. Puis avec eux, les aidant à
conquérir la montagne. Pensait-il avec un frisson aux charges efrenées
qu’il menait à la tête des ses quinze cents cavaliers ? Aux fabuleuses
razzias d’où chacun revenait avec quatre ou cinq moutons et parfois, une
jeune fille choisie pour sa beauté ?
De lui seul, les Aït
Oumalou tenaient tout. Pour eux, lui seul pouvait tout. Pas un téméraire
n’aurait osé s’adresser aux Français sans son autorisation, et si, par
hasard, quelque récalcitrant avait essayé de lui tenir tête, l’un des
six cents gardes du corps qui formaient son douar l’aurait discrètement
réduit au silence… Devenu pour les autorités le répondant de l’ordre et
de la sécurité dans la montagne, homme de confiance et conseiller du
général commandant la région, il avait paru adopter la civilisation des
vainqueurs et se plier à leurs vues. Il avait réalisé une œuvre belle et
durable en bâtissant, lui le nomade, ce palais enchanté où il avait
reçu en diffas somptueuses, dans les pièces fraîches tapissées de
zellidjes et de mosaïques, et les invités s’extasiaient à la vue des
puissants jets d’eau, les plus beaux du Maroc disait-on, qui retombaient
dans des vasques de marbre, au milieu des parterres fleuris.
La
période héroïque des combats, puis le gouvernement des tribus, les
intrigues, les chasses, les réceptions, cette vie trépidante avait eu
raison de sa forte nature. Il disputait à la mort ses derniers instants.
Il
songeait peut-être aussi à ce que serait demain. Il allait mourir dans
toute sa puissance, et c’était mieux ainsi. Il était encore l’Aguedil,
le chef berbère libre aux yeux des hommes libres. Il avait défendu les
coutumes anciennes, interposé un écran entre les tribus et nous, et
réussi à prolonger ce vieux monde. Si la civilisation moderne était
entrée dans sa maison, c’est qu’il s’était senti assez fort pour
l’adopter sans en subir l’emprise. Mais il en avait bien protégé ses
tribus.
Hélas, après lui, il n’y aurait plus de particularisme
berbère, plus d’indépendance de clan, plus de souveraineté du plus fort
et du plus audacieux, plus de chef susceptible de commander en n’ayant
pour maître que sa volonté et sa passion. Viendrait le règne de
l’uniformité, de la loi, du règlement. Viendrait la vie codifiée,
comptée, évaluée. L’espace serait mesuré. Ce serait la fin des hommes
libres. Le règne des fonctionnaires sans initiative, où une lourde
administration étendrait son voile, aplanissant tout, étouffant tout.
Singulier progrès.La civilisation moderne, la monotonie, la banalité,
l’homme standardisé, effacé dans la masse. Le néant.
Quel espoir
réserve la vie si aucun homme ne peut faire éclater la coque, dominer,
s’épanouir sans maître et sans frein et épuiser les joies et les
richesses conquises ?
Et pour ne plus penser à l’avenir, pour
oublier aussi les routes, les voitures, les maisons, le téléphone, tous
les prétendus progrès, il a fait placer sa tente face à la montagne
sauvage, et ses chevaux devant lui, comme s’il voulait lancer un dernier
rezzou, et n’emporter dans l’autre monde qu’une vision d’espace sans
limite, un espace de violence et de liberté…
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