vendredi 7 mars 2014


LES MASSACRES D’OUED ZEM
par le Dr Serre
(inédit)

A Oued Zem une ruée sauvage, une xénophobie soudaine déferle sur la ville qui ne disposait pour se défendre que de quelques gendarmes, d’une maigre compagnie de réservistes et des moghaznis du caïd et du contrôleur civil. Sous l’énorme poussée , la moitié est de la ville fut envahie. Les émeutiers incendièrent les maisons de Européens, tuèrent leurs habitants et détruisirent en partie l’hôpital après avoir massacré les hospitalisés européens et le personnel soignant. Les gendarmes réussirent, avec l’aide des survivants, à arrêter les émeutiers au milieu de la vile, où ils tinrent jusqu’à l’arrivée des secours.

Aux mines de fer d’Aït Amar, les ingénieurs, les ouvriers et leurs familles ne disposaient d’aucune protection, aussi leur sort fut-il bien pire. Seuls quelques rescapés purent se réfugier dans le bâtiment administratif où ils soutinrent, avec des moyens de fortune et des explosifs qu’ils fabriquèrent eux-mêmes, un siège de près de trente-six heures.

Un bataillon de la Légion arriva heureusement l’après-midi à Oued Zem, mais seulement le lendemain à Aït Amar.

Cent morts Européens environ (il n’y eut pratiquement pas de blessés européens), sans doute plus de morts marocains, tel fut le bilan de cette journée.

J’étais en congé en France. Un télégramme me rappela d’urgence au Maroc, pour succéder, comme médecin-chef du territoire et de l’hôpital d’Oued Zem, au docteur Fichbacher, assassiné au cours des émeutes.

Comme je traversais le Mont Dore dans une voiture immatriculée MA, un petit bourgeois chafouin, en chapeau mou, leva sa canne dans ma direction en criant : « Sale colonialiste ! »

Je partis seul le lendemain, par avion.


***

Quel serrement de cœur à la vue de ce pauvre pays, un mois plus tôt encore si vivant !  Une route déserte, jalonnée de poteaux télégraphiques dépouillés de leurs fils et de leurs isolants, parfois même coupés à ras, sur des kilomètres, et de temps à autre des carcasses d’automobiles calcinées, basculées dans le fossé. A chaque pas, quelque chose rappelait les événements terribles qui venaient de se produire.

A l’approche des lieux où les atrocités avaient été commises, une véritable angoisse m’étreignait, car il faudrait y vivre, s’intégrer à nouveau au pays, toucher du doigt ces plaies béantes et contribuer à les panser. Comment allais-je réagir ?

(…)

Jusqu’au croisement de la route de Camp Marchand à Fquih Ben Salah, tout ce qui a appartenu aux Européens est saccagé et brûlé. Partout des ouvertures béantes, noires de suie, des toits défoncés, des poutres calcinées et dans les cours, des tas d’objets informes, épaves de la vie quotidienne. Nous avancions lentement, à pas feutrés, entre ces murs noircis et ces plâtras, retenant notre souffle, recueillis comme dans la chambre d’un mort.

Celui qui m’accompagne m’explique en détail le drame horrible de chacune de ces maisons. Qu’il se taise, et que arrivions enfin à l’hôpital !

Là, rien n’a été touché depuis l’enlèvement des cadavres. Des carcasses d’automobiles aux tôles tordues, dont celle d’une ambulance, gisent au pied des grands murs et un peu plus loin, au bas du perron, s’entasse, brisé, informe, le matériel hospitalier jeté par les portes et les fenêtres.

A l’intérieur, le spectacle est pire. Des services techniques et généraux, il ne reste rien. Radio, climatiseur, stérilisateur, microscopes, tout a été détruit. Quand le feu a été insuffisant, la hache et la massue ont achevé le travail. Dans la cour intérieure, encore deux carcasses d’automobiles renversées et incendiées, et pour que rien ne subsiste, non seulement les fleurs avaient été coupés, mais les pigeons du médecin-chef avaient été égorgés ! Il fallait effacer toute trace des Roumis, par le fer et par le feu !

Pourquoi cette destruction d’un hôpital qui servait principalement aux Marocains, et où deux cents d’entre eux, en moyenne, se pressaient chaque jour ? Je ne comprends plus. J’avance, comme un somnambule, dans un monde qui n’est plus le mien, celui de la folie destructrice et sanguinaire, celui de la volupté d’anéantir… Tout ce que je vois est incompréhensible, illogique, hors des normes humaines.

Avec un infirmier, nous arrivons devant une porte trouée de balles.

-    C’est là, me dit-il, dans ce bureau, qu’en compagnie des la plupart des infirmiers de l’hôpital, Français et Marocains mêlés, j’ai vécu les heures sanglantes. Cinq heures qui m’ont paru un siècle !  Nous avions transporté le corps du médecin-chef. Trois femmes se tenaient debout dans l’angle, cachées par cette armoire métallique. Ah, elles se faisaient petites, les malheureuses ! Pendant cinq heures, nous avons entendu des hurlements, des cris de haine, les youyous, le crépitement des balles, les coups de masse contre les cloisons, les supplications des malheureux qu’on égorgait à quelques mètres de nous, le grondement de l’émeute, tandis que nous nous savions à sa merci. La chaleur était étouffante, car tout brûlait autour de nous, la fumlée s’infiltrait par le plus petit orifice, et nous nous disions que dans quelques minutes, ce serait notre tour… Par quel miracle avons-nous été épargnés ? Nul ne le saura. Mais quand nous entendîmes le crépitement d’une mitrailleuse, puis de deux, puis de trois, à une cadence de plus en plus nourrie, en même temps que des éclatements de grenades, nous comprîmes que quelque chose venait de changer, et chacun d’entre nous, dans son for intérieur, fit une prière d’action de grâce.

Il faut tout dire. Il y avait des malades dans cet hôpital. Il était archi-comble. Dans les chambres des malades européens, hommes, femmes et enfants, à la vue du sang coagulé sous leur lit à la verticale de la tête, on comprenait que là, le comble de l’atrocité avait été atteint.

Comment devant un tel spectacle échapper à l’émotion et à un sentiment de révolte ? On eut dit que tout s’écroulait autour de moi. C’était pour en arriver là que depuis vingt-cinq ans j’avais travaillé et ruiné ma santé, dans ce pays que j’avais tant aimé ? Pour en venir à contempler, à la fin, ce tableau d’une haine injustifiée, d’une xénophobie folle, inhumaine, qui réussissait à détruire jusqu’à la trace des bienfaits. Vingt-cinq ans consacrés à soigner, à aider ceux qui avaient commis ces crimes ! Où était ce grand rêve d’interpénétration, de fusion de deux peuples ? Il fallait fuir, fuir très loin, où rien ne me rappelle le Maroc et mon passé, puisque tout ce que j’avais aimé, tout ce pourquoi j’avais lutté était anéanti, puisque j’avais travaillé toute ma vie pour une œuvre vaine.

***

Mais l’administration avait entrepris un travail de reconstruction. Manquer de courage, ne pas surmonter sa rancœur et son désespoir, alors que tant d’autres s’étaient dominés et avaient repris la lutte, eut été pire qu’une lâcheté.

Nous nous installâmes au sanatorium pour soigner des blessés, d’ailleurs émeutiers pour la plupart.

Recommencer, oublier ce carnage, rester médecin, revoir les Marocains avec les mêmes yeux que jadis, retrouver leur confiance, si possible leur amitié, et donner la mienne sans restriction, c’était mon devoir. C’était vers cela que tout ce passé, que j’avais cru détruit, me poussait avec une force invincible et si une vision atroce avait pu, un instant, le masquer, tout mon être le désirait.

A l’hôpital tous m’aidèrent, firent équipe pour aller de l’avant. Je finis par trouver mieux que des assistants, mieux que des collaborateurs : nous finîmes par former une famille unie par les liens d’une sympathie et d’une affection véritable. De temps en temps, nous nous réunissions le soir. Tantôt nous écoutions de la musique, tantôt c’était un dîner improvisé où les boîtes de conserve étaient reines… Ainsi, peu à peu, s’estompèrent les heures noires et, dans notre sphère, Français et Marocains, à nouveau réunis, nous rebâtissions…

Notre première hospitalisée fut une mère de famille nombreuse, transportée chez nous presque clandestinement, entre chien et loup, à la sauvette, « simplement pour que je la voie »… Nous la gardâmes deux mois. Ses enfants, son mari, des parents vinrent la visiter. Tous paraissaient de braves gens, et le contact de cette famille marocaine unie qui ne manifestait que des sentiments simples et humains nous fit un bien immense. Auprès d’eux nous oubliions les émeutiers du vingt août.

Avec le temps, du côté marocain, petit à petit, la confiance en nos soins revenait. Les appels se faisaient de plus en plus fréquents.Lorsque j’allais dans le bled, je partais en jeep, accompagné seulement de celui qui était venu me chercher. Quelle que fût l’heure du jour ou de la nuit, je ne fus jamais inquiété. Chez le malade, l’accueil était le même qu’autrefois, la conversation aussi libre, le verre de thé aussi généreusement offert, et bientôt ceux qu’il était utile d’hospitaliser acceptèrent l’hospitalisation sans résistance.

En trois mois les salles se remplirent, tandis que la moyenne journalière des consultants passait de dix en octobre à deux cents cinquante en mars, et ce fut à nouveau la grande presse des jours de souk…

Bien sûr, dans cette période de transition, certains se faisaient une idée assez baroque de l’indépendance à venir… Un énergumène exigea de choisir lui-même sa piqûre. Comme il avait désigné une ampoule d’hyposulfite de soude, je décidai de laisser l’expérience se poursuivre.

-    Arrête ! Arrête ! Tu me fais mourir ! Tu me brûles !

-    Ne me reproche rien, c’est toi qui as choisi…

***

Les conversations avec les Marocains devenaient un peu plus faciles chaque jour, mais par prudence, nous évitions toute allusion aux événements récents. Les plaies étaient trop fraîches. Cependant, parfois, malgré nous, l’obsession revenait, et un mot, une phrase nous ramenait au vingt août…

Pourquoi donc cette émeute sanglante s’était-elle produite ?

Avec le recul, et avec tout ce qu’il faut possible d’apprendre de part et d’autre, on put reconstituer le drame.

Depuis quinze jours, des émissaires venus des grandes villes répandaient dans la ville leur bonne parole. Le vingt août serait dans tout le Maroc le jour du grand soulèvement, disaient-ils. Oued Zem ne pouvait pas rester spectatrice !

Des propagandistes visitèrent les tribus environnantes, afin de rassembler ce jour-là le plus de monde possible à Oued-Zem. Ils dirent aux fellahs que tout bon Marocain devait s’y rendre, qu’il pouvait être dangereux de s’abstenir. Aussi, le vingt août, ce fut une ruée des campagne vers la ville. Lequel d’entre eux aurait pu deviner ce qui allait des passer ? Ils allaient au « raout », rassemblement où l’on crierait.

Et dans cette foule où chacun, par crainte de passer pour tiède, cherche à paraître plus violent que les autres, les mots exercent leur magie, et plus ils sont durs, plus ils portent. Aux quatre coins de la ville, les meneurs haranguent, et disent l’infâmie pour une terre d’Islam de tolérer les Chrétiens… « Le jour de la grande purification est venu, disent-ils, celui de leur extermination. On va aujourd’hui reconnaître les vrais musulmans ! » Qui oserait rester passif ? Les poignards sont brandis, les canons des fusils se lèvent… « On saura bien démasquer les félons qui ont partie liée  avec les chrétiens, poursuivent les orateurs. D’eux aussi nous purifierons notre sol ! » La force aveugle est alors déchaînée. La foule compacte, surexcitée, est grisée de mots qui ne permettent plus de reculer.Premiers cris des victimes, vue du sang, ronflement des incendies. Il est si facile de tuer et de détruire. Seul le premier pas coûte. Peut-être, après tout, est-il bien de massacrer les chrétiens puisqu’on le proclame ? Peut-être gagne-t-on ainsi le ciel ?  Et l’on massacre.

-    Oh, Ahmed, toi qui étais toujours avec les Chrétiens et leur léchais les bottes, ton compte est bon. Tu as beau t’égosiller avec nous, ce soir ta gorge sera comme celle d’un mouton le jour de l’Aïd !

Et Ahmed, fou de terreur, saisit ce petit Français, son voisin, qui essayait de fuir, qu’il aurait pu sauver, et l’égorge.

-    Au nom de Dieu, dit-il en levant son poignard, regarde comme je les aime, les Chrétiens !

La veille, ou le lendemain, Ahmed se serait peut-être fait tuer pour protéger sa victime...

On a été étonné de trouver à la tête des bandes, vociférant plus que les autres, des Marocains ou des Marocaines dont les relations avec les Français étaient les plus cordiales. Ne parlez pas de perfidie, ni de trahison. L’explication, c’est la peur, poussée à son paroxysme. Qui n’a pas été lâche une fois dans sa vie ?

Un jour, les policiers amenèrent un fellah d’une quarantaine d’années, sur qui pesaient les plus graves soupçons. Accusé de l’assassinat d’une famille, dénoncé, sur le point d’être pris, il s’était jeté dans un puits. Il avait une fracture du rachis et fut immobilisé trois mois et demi dans une coquille.

-    Ce type a tué plusieurs Français, m’affirma le commissaire.Il nous tarde que vous le fassiez sortir de l’hôpital.

Etait-ce possible ? Il avait une physionomie placide et débonnaire, et tout son comportement respirait le brave homme.

Les mois passèrent, les policiers partirent, et du jour au lendemain, les terroristes devinrent des héros, les victimes des martyrs. Le fracturé du rachis se leva, et s’en alla bientôt dans sa famille. Nous le perdîmes de vue. Peu de jours avant mon départ définitif, on m’avertit qu’il voulait me parler. Il s’avança appuyé sur deux cannes.

-    Je veux te remercier, dit-il. C’est grâce à toi si je suis encore vivant. Tu sais, on a quelquefois dans sa vie un jour de folie, mais Dieu est grand, c’est Lui qui nous juge.

La phrase de ce fellah m’éclairait plus sur le drame d’Oued Zem que les enquêtes ou rapports que j’avais pu lire ou entendre. Le jour de folie, le jour où l’on tue, où toutes les forces du mal sont déchaînées, où l’on ne sait plus ce qu’on fait.

Les responsables, les vrais, ce sont ceux qui ont rassemblé cette foule, lancé des mots d’ordre, qui l’ont haranguée, excitée, sachant qu’une foule déchaînée est capable de tout.

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